Charlotte Martinez et Géraldine Quentin
L’exclusion numérique n’est pas une fatalité !
Dans une société de plus en plus numérisée, un Français sur trois se dit aujourd’hui en situation d’éloignement numérique. Parce que l’exclusion numérique renforce la vulnérabilité des personnes fragiles et menace l’accès aux droits, aux services publics, à l’insertion socio-professionnelle et à la santé, la Croix-Rouge française agit. Etat des lieux et moyens d’actions avec Charlotte Martinez, responsable du programme d’inclusion numérique et Géraldine Quentin, cheffe de projet filière sanitaire de cette association, créée il y a 160 ans, par Henry Dunant.
Des hommes, des femmes, des actifs, des jeunes, des seniors, des ruraux, des citadins, accrochés à leur smartphone et connectés aux outils de leur temps. Image trompeuse et tronquée d’une réalité où l’exclusion numérique, plus difficile à repérer qu’il n’y parait, prend de l’ampleur. Pour la définir, Charlotte Martinez responsable du pôle des territoires numériques à la Croix-Rouge française évoque le fait de ne pas pouvoir vivre pleinement ou jouir pleinement de sa vie quotidienne dans un monde numérisé. « La détection est difficile parce que tout le monde n’est pas forcément conscient de ce terme un peu barbare et souvent incompris ».
Selon elle, il existe quatre facteurs déterminants. Les deux premiers concernent l’accès à l’équipement et à de la connexion, empêchés faute de moyens financiers et de conditions de vie plus ou moins précaires. Comment parvenir à se connecter en habitant des « zones blanches », un hôtel social, ou bien encore une résidence étudiante disposant d’une mauvaise réception wifi ? S’ajoute ensuite une méconnaissance des compétences de base, tous ces prérequis nécessaires à la manipulation de l’outil informatique. Reste enfin la question des usages, restreints par peur ou par méconnaissance des opportunités réelles. « Ce que le CREDOC appelle les capabilités numériques, et qui, si elles sont ignorées risquent de limiter les opportunités pour des personnes déjà fragilisées par les aléas de la vie. »
C’est pour cette raison que la Croix-Rouge française a lancé un programme d’inclusion numérique. « Post Covid, nous avons profité du dispositif étatique Conseiller numérique pour en recruter 80, répartis sur 62 départements et mutualisés dans les différentes structures de la Croix-Rouge française. » Ils ont ainsi été rattachés à des établissements médico-sociaux et sanitaires de l’association, gérés par des salariés et à différentes unités locales du réseau de bénévoles. Des bénévoles, qui ont été les premiers à proposer, il y a plusieurs années, des cours d’informatique ou des permanences pour répondre aux besoins de la population. « Nous avons aujourd’hui réduit notre zone d’action pour mener un accompagnement plus pertinent et plus impactant sur 26 départements, en cherchant à favoriser l’équipement en propre, via le don ou la vente solidaire, et la sécurisation des connexions. »
Sensibiliser patients, aidants et professionnels
Le digital porteur de nouvelles formes d’inégalité, Géraldine Quentin l’observe également dans la filière sanitaire, en tant que cheffe de projet. « L’enjeu pour nous est de travailler l’inclusion numérique auprès des patients et des aidants, sans oublier certains professionnels de nos établissements que nous ne devons pas laisser au bord du chemin. » En effet, si le numérique en santé fera officiellement son entrée, en septembre prochain, dans les programmes d’enseignement des Instituts de formation en soins infirmiers (IFSI), « les aides-soignants ou les agents de service hospitalier (ASH) ne sont ni sensibilisés ni formés au sujet. Nous sommes, à ce propos, en train d’étudier un programme de formation avec notre organisme dédié Croix Rouge compétences. »
Face à la généralisation de la téléconsultation, des prises de rendez-vous en ligne et de l’usage du numérique en santé, des ateliers découverte de Mon espace santé ont été déployés, en 2023, dans plusieurs établissements médico-sociaux de la Croix-Rouge française. Des professionnels de santé ont, de surcroit, été formés comme ambassadeurs pour en parler dans les hall d’accueil. Un dispositif mené en partenariat avec la fondation Roche et la Délégation au numérique en santé (DNS), pour renforcer l’accessibilité des services de cet espace numérique individuel. « A l’heure où de plus en plus d’admissions et de sorties d’hôpital se font avec des formulaires dématérialisés, nous avons la nécessité d’accompagner les usagers en difficulté. Et de leur montrer l’importance de disposer d’un maximum d’informations sécurisées sur leur santé. Cette dynamique perdure puisque ces actions de sensibilisation ont été intégrées dans des programmes d’éducation thérapeutique. »
Accès aux droits et lien social fragilisés
Depuis la crise sanitaire, l'Etat a accéléré la transformation digitale des services publics. Une véritable lame de fond qui risque de laisser bon nombre de Français sur la grève… Ils sont plus d’un sur trois à se déclarer, aujourd’hui, en situation d’éloignement numérique. « Même si l’Etat met les moyens, on a le sentiment que plus la société se numérise plus les gens se sentent en difficulté, sans pour autant ni le montrer ni demander de l’aide. » La honte de ne pas comprendre, de souffrir d’un handicap ou d’être en incapacité de conceptualiser les informations. « La peur du changement est aussi un frein dans l’appropriation du numérique comme le manque de confiance en soi. » La crainte de ne pas être à la hauteur, des arnaques et des cyberattaques…
« A la Croix-Rouge française, nous considérons que l’exclusion numérique est une nouvelle forme de vulnérabilité. Relativement récente, elle vient entraver des fragilités existantes ou en créer de nouvelles, avec des impacts énormes en termes de protection sociale. » Se méfier des clichés et des fausses croyances. « Pendant très longtemps, on pensait que seuls les seniors étaient touchés. Or, le phénomène est très lié à l’acculturation. Ma grand-mère était demoiselle du téléphone et elle est très à l’aise avec les outils contemporains. La bonne question est celle de l’habitude d’utiliser du numérique et surtout de l’adaptation aux nouvelles fonctionnalités. »
Une vulnérabilité partagée
D’autres catégories de population sont également touchées. « Parmi les actifs, beaucoup d’artisans n’utilisent pas ou peu le numérique au quotidien. Les jeunes, qui ont très souvent des usages récréatifs, éprouvent quant à eux beaucoup de difficultés à effectuer des démarches en ligne. Pour les personnes en situation migratoire, se pose le problème de la compréhension du français et du fonctionnement de notre système administratif que ce soit notre logique de réactualisation ou des guichets en silo qui ne partagent pas les informations. » Le numérique est souvent inaccessible aux personnes en situation de handicap et si on affine les données, on s’aperçoit que les femmes en famille mono parentale privilégient de donner l’ordinateur à leurs enfants. « Au final, ça fait beaucoup de monde ! J’aime bien dire que nous serons tous, un jour ou l’autre, confrontés à une barrière numérique. C’est pour cette raison qu’il s’agit vraiment d’une vulnérabilité partagée ! »
Bio express
Charlotte Martinez
Diplômée de Science Po Lille, Charlotte Martinez est depuis son plus jeune âge investie dans le bénévolat auprès de plusieurs associations. Un engagement qu’elle a poursuivi dans son parcours professionnel, du groupe Ares (Association pour la réinsertion économique et sociale) à Unis-Cité en passant par Emmaüs France. Elle est depuis 2022 responsable du programme d’inclusion numérique à la Croix-Rouge française.
Géraldine Quentin
Depuis 2020, Géraldine Quentin est cheffe de projet filière sanitaire pour la Croix-Rouge française, en charge notamment du numérique.
Repères
iZi Family
Première assistance 100 % digitale, créée pour guider et accompagner les familles dans leurs démarches administratives, aux moments clés de la vie, iZi Family est un outil qui favorise l’accès aux droits. Portée par 21, l’accélérateur d'innovation sociale de la Croix-Rouge française, une expérimentation est actuellement en cours auprès des assistants de service social de la filière sanitaire, pour accompagner les patients à son utilisation.
Regard Croisé de Stéphane Gardé, consultant-formateur La Coop Num
Sortir des visions techno-centrées du numérique
Si l’outil ne fait pas la pratique, être équipé est nécessaire mais pas suffisant pour se sentir à l’aise avec le numérique. L’éloignement numérique aujourd’hui en France, bien que protéiforme, s’explique aussi par des « facteurs socio-économiques et culturels », dont avant tout « le niveau social » et « le niveau de diplôme ». Aussi, s’entremêlent plusieurs « facteurs clés de compréhension » susceptibles d’influer sur le niveau d’appropriation des technologies comme « les milieux modestes », la « variable culturelle », « la place de l’écrit » et donc une correspondance entre le « faible niveau d’appropriation » et le « capital culturel »[1].
Dans le domaine professionnel, notamment dans le secteur de l’inclusion numérique ou encore celui de la santé, du sanitaire, du social ou du médico-social, des travaux auxquels je participe sont actuellement en cours autour des transitions numériques et des transformations en matière d’emploi et de compétences. Si l’on souhaite une appropriation du numérique et un développement des usages (notamment professionnels) par le plus grand nombre, il est essentiel d’avoir une réflexion systémique, et de sortir des visions technos-centrées. En matière de cybersécurité par exemple, chaque maillon de la chaîne a son importance, le travailleur de l’ombre comme le DRH. Aborder ces questions non seulement sous l’angle technique ou juridique, mais également en termes de culture, de « sens commun », de management, de co-construction ou de co-développement, peut alors devenir un précieux levier de conduite du changement, à condition de l’accompagner.
On ne peut pas non plus penser ces problématiques uniquement par le prisme des compétences. N’oublions pas que derrière chaque salarié, il y a avant tout une personne avec son propre rapport au numérique et ses pratiques (mêmes modestes). Plutôt que de lutter contre un manque de maîtrise, il convient alors d’accompagner le développement d’une véritable culture numérique partagée, une littératie numérique suffisante permettant de développer (individuellement et collectivement) une capacité à gérer l’incertitude comme source d’adaptabilité indispensable face au numérique et ses évolutions, ainsi que d’apprendre à apprendre le numérique et avec le numérique.
Pour cela, la médiation numérique permet d’accompagner le développement des « capabilités numériques[2] », des sentiments d’usages positifs comme autant de vecteurs d’émancipation des personnes, afin d’utiliser, de comprendre et d’interagir dans une société qui utilise le numérique à tous les étages, mais dont le cœur en est l’humain.
[1] Cf. rapport La société numérique Française : définir et mesurer l’éloignement numérique, CREDOC-CREAD-M@RSOIN pour l’ANCT, 25.04.23
[2] Ibid.
Bio express
Stéphane Gardé est consultant-formateur indépendant, en inclusion et médiation numérique, à La Coop Num. Avec une vingtaine d’années d’expérience dans ce secteur, il propose aujourd’hui une offre de services en formation-ingénierie-conseil.
Conception : Doshas Consulting
Responsable de la publication : Didier Ambroise
Rédaction : Cécile Jouanel
Création graphique et réalisation : Studio Bleu Canari